Giulio Minghini - Fake
Il y a quelques semaines j’étais tombée par hasard sur une interview d’un auteur, italien mais écrivant en français, sur France Culture. Il parlait de son premier roman qui venait de paraître. Le sujet (les « affres » des rencontres par Internet sur des sites type Meetic ; la solitude, ; le mal-être contemporain ; l’étroit lien entre écrans, mensonges et démultiplication schizophrène des identités), aussi bien que la voix grave de l’auteur et sa lucidité m’ont incitée à commander le livre dès le lendemain à la section française de ma librairie préférée.
Hier, le livre est enfin arrivé. Je l’ai lu très vite, c’est un roman court (138 pages) et facile d’accès. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est un chef-d’œuvre. Mais j’ai trouvé son ton infiniment « juste », le texte colle au plus près de ce qui se passe là, aujourd’hui, sous nos yeux. C’est plus un récit qu’un roman, on sent la « vie » au fil des pages. Une sorte de journal d’un Don Juan moderne. Mais un Don Juan « faux », virtuel et de pacotille, qui s’abîme plus qu’il ne séduit. Un catalogue triste de ce que peut être la solitude.
Morceaux choisis :
« Pour le pseudo je trouve quelque chose d’assez sophistiqué : Delacero, un mot découvert dans un livre consacré aux bordels en Italie. Dans les maisons de plaisir haut de gamme, jusqu’à la fin des années cinquante (avant qu’une sombre idiote ne décide, par une loi assassine, de fermer les « maisons closes »), on pouvait disposer des services du delacero. Si un client souhaitait baiser une prostituée en compagnie d’un homme, on appelait le delacero. S’il voulait voir la fille qu’il avait choisie se faire sauter par un autre, il payait un supplément pour regarder le delacero à l’œuvre. Quand, plus tard, plus tard, on me demandera la signification de mon pseudo, j’inventerai des étymologies fantaisistes (« C’est le nom d’un ami décédé », « d’une ville du sud de l’Italie », « d’un jeu aux règles très complexes »). Pas envie d’explications. »
« « Sans doute le malheur vint-il de ce que j’acceptai de croire que tout se trouverait simplifié si, de ceux qui m’attiraient, je parvenais à faire des objets. » Cette intuition de Crevel semble se refléter parfaitement en ce que je vis. Il n’y a pas de simplification possible, en effet. Jamais. Car, même si j’arrive à ne voir dans l’autre qu’un objet de mon plaisir, une pièce d’échec à déplacer à souhait, un exutoire à ma solitude, le vide en moi ne se retrouve, par ce fait, qu’amplifié, comme un écho aigu qui s’intensifierait jusqu’à me percer les tympans. »
« Vieille habituée de meetic, Dorothée m’explique que les mecs qui invitent une inconnue, branchée en chat, à les retrouver pour la première fois dans un club échangiste est un classique du genre. « J’ai déjà accepté des invitations comme ça. J’adore transgresser les codes. C’est le nouveau libertinage… » ajoute-t-elle d’un air convaincu. Mais de quel « libertinage » parle-t-elle ? De quelle « transgression » ? Tout ce qui était libertinage au dix-huitième siècle en Europe, lorsque l’emprise de la morale catholique était suffocante, n’est plus qu’une forme de libéralisme sauvage diaboliquement déguisé en liberté. Dans le sens vulgaire du terme, tel qu’il est couramment employé par les magazines de mode féminins et par les clients des boîtes à partouze, le mot « libertin » n’est qu’un élégant euphémisme pour désigner un queutard ou une allumée du cul. Aucun raffinement intellectuel n’est requis pour pousser la porte des Chandelles.
René Crevel, qui n’aimait pas se mentir, n’aurait jamais été inclus dans la liste des « nouveaux libertins ». Ses étreintes n’étaient que des tentatives désespérées de fuite de soi et du monde. Aucun libertinage n’aurait pu le séduire, car nul plaisir n’aurait su le distraire longtemps de sa trop haute solitude. »
(Giulio Minghini, Fake, Editions Allia, 2009)